Le cinéma ne détient pas le monopole des crossovers d'anthologie. Vous avez peut-être aimé "Godzilla vs. Kong", ou les films de la Hammer qui faisaient se rencontrer Dracula, le Loup-Garou, la créature de Frankenstein, la momie, le Dr. Jekyll… Hé bien asseyez-vous, car aujourd'hui on va s'attaquer à la rencontre entre deux des personnages les plus adaptés de l'histoire de la Pop culture, dans un roman : Le Dossier Holmes-Dracula. Le plus grand des détectives rencontre le plus grand des vampires !
Et j'entends déjà les plus esthètes énoncer d'un air suffisant comment ce roman crie son statut de pauvre roman de gare. Ce n'est pas faux, mais que les Alain Finkelkraut du dimanche se détendent, il reste des bonnes choses à en dire. Car Saberhagen, il faut le dire, aurait pu beaucoup plus mal s'en sortir avec les monuments qu'il rassemblait, et les fans indécrottables toujours à la recherche des incohérences et trahisons devront noter que le travail a été bien fait.
Comme tous les cas de Sherlock Holmes depuis Arthur Conan Doyle, cette aventure nous est contée à travers un rapport du bon docteur Watson, alterné avec les commentaires, annotations, corrections du Comte Dracula lui-même. Sur la forme c'est déjà un bon point qui rassemble habilement les Å“uvres. N'oublions pas que Dracula de Bram Stoker est un roman épistolaire car collection de feuille de journaux intimes et de lettres. Les narrateurs de l'histoire savent que les écrits sont destinés à être lus, et cette adresse directe à un lecteur permet un bon dynamisme ainsi qu'une légitimation de bon nombre de ruptures "du 4ème mur". La variation des points de vue entre le docteur et le comte permet aussi au récit d'évoluer avec rythme, d'une manière assez cinématographique. On va voir les unités d'actions et de temps progresser petit à petit jusqu'à s'entrecroiser, sans jamais nous endormir et sans trainer en longueur.
Ceci étant dit, passons à ce qui va faire le sel de ce genre de roman : son intrigue. De ce point de vue, la chose est plutôt bien menée. Tout tient debout si tant est qu'on accepte l'intrusion du surnaturel dans le Londres de 1897, ce que l'on fait aisément. Sans rien vous spoiler, le roman compte assez peu de zones d'ombre, si ce n'est sur les motivations premières du mystérieux antagoniste, un peu floue. Tout le reste s'enchaine logiquement, et parfois avec beaucoup d'adresse, Holmes et Dracula mettant en pratique chacun leur tour leurs compétences particulières pour produire des twists assez savoureux, des moments de franche aventure, palpitants ; bref, du bon divertissement loin d'être nigaud. Les principaux personnages sont vraiment reconnaissables pour qui les connait un minimum, tant dans ce qu'ils peuvent faire que dans leur personnalité.
L'atmosphère du livre est également délicieuse. On est plongé dans les méandres du Londres le plus sordide, dont les bas-fonds se remettent à peine des crimes de Jack l'éventreur. On nous fait déambuler dans les rues éclairées à la lanterne, entre les auberges louches réputées pour leurs combats d'animaux, les abris de fortune de l'armée du salut, les sous-sols grouillants ; afin de mettre la lumière sur d'étranges enlèvements, une demande de rançon, des trafics de rats, et la menace d'une terrible épidémie lâchée sur la ville. Vous l'aurez compris, pas mal de mystères à résoudre, sans pour autant que la chose devienne pesante, car tout va s'entrecroiser, se rencontrer.
On est d'autant mieux tenus dans l'histoire que les narrateurs eux-mêmes subissent tour à tour les retournements du récit. Watson parce qu'il a toujours du mal à y voir clair dans les ruses de Sherlock Holmes, et Dracula parce que les événements se retournent parfois contre ses plans.
Un détail que j'ai apprécié est que parfois l'auteur anticipe les critiques qu'il pourrait recevoir dans certains de ses choix narratifs, et trouve moyen de les contrer sans sortir de l'histoire, tout en nous invitant à bien relire nos classiques. Le seul détail que je divulgâcherai pour illustrer ce propos, c'est le suivant : dans le roman, l'accent est mis sur le fait que Dracula et Holmes se ressemblent physiquement. Et patatras, apparaît une note du comte Dracula qui nous dit "Ceux qui doutent de cette ressemblance feraient bien de relire les descriptions faites de nous par les chroniqueurs de l'époque", ou quelque chose de ce genre. On le rappelle, le roman Dracula est une collection de lettres et pages de journaux. Ces pages existent donc dans le lore de l'histoire, au même titre que les rapports d'enquête de Watson. Il est logique que le personnage en ait connaissance et puisse y faire allusion. En ce sens le roman réussit aussi sa tentative d'être une Å“uvre de fan pour les fans.
Somme toute, c'est un bon moment de lecture, entre aventure, crime et épouvante, qui vous tiendra en haleine jusqu'à la fin en vous laissant un sourire sur les lèvres.