Comme tout bel art qui se respecte, la bande-dessinée à ses monuments. Des monuments d'une telle grandeur que certains libraires doivent suer sang et eaux dès que l'un d'entre eux attrape un rhume. Jean Van Hamme, sans aucun doute, fait partie de ces auteurs que les fans et les libraires adulent et dont on espère tous qu'il ira encore bien au-delà de ses quatre-vingt-un ans bien comptés. Le sieur est quand même responsable de trois séries mythiques : Largo Winch, XIII et Thorgal. Sans compter le fait d'avoir eu un pied dans Blake & Mortimer, et d'avoir écrit pour le théâtre et le cinéma, l'auteur envoie du lourd. Rosinski non plus n'est pas en reste, car il peut plaider coupable pour avoir été le dessinateur du même Thorgal, sur ses trente-six tomes ; mais aussi du magnifique La Vengeance du comte Skarbek, parmi tant d'autres.
Mettons qu'on rassemble une fois de plus les deux loustics et vous comprendrez qu'aujourd'hui on va s'attaquer à du livre d'anthologie. Car la bande-dessinée qui nous intéresse aujourd'hui est sans aucun doute un produit culte.
Le Grand Pouvoir du Chninkel est un one-shot merveilleux d'environ 170 pages où Van Hamme et Rosinski se retrouvent pour laisser éclater une fois de plus leur génie. Peut-être que beaucoup d'entre vous la connaisse, mais dans le doute, rafraichissons votre mémoire !
On suit les aventures de J'on, un chninkel (sorte de petite créature chétive anthropomorphe, à mi-chemin entre les Gelflings de Dark Crystal et les elfes de maison d'Harry Potter) esclave opprimé sur une terre ("Daar") ravagée par les guerres éternelles entre trois êtres immortels. Survivant d'une terrible bataille, notre héro tombe nez à nez avec un immense monolithe qui se présente à lui comme étant le dieu créateur de toutes choses. Il lui donne alors la mission de ramener la paix sur Daar. En perpétuel doute quant à la véracité de cette rencontre, J'on part cependant accomplir sa mission, récoltant au passage amis, amants et disciples ; au prix de nombreux sacrifices.
Et la première chose qu'il faut dire, c'est que l'album est beau, incroyablement beau. Je tiens à préciser que je possède une édition récente, en couleur, parue chez Casterman. Dans mon édition, chaque chapitre est illustré par une tableau peint qui aurait toute sa place dans un musée, avec des jeux de couleurs vives, des traits moins durs qu'à l'intérieur du récit, avec des perspectives plus grandes. Un vrai délice. Quant au dessin du récit en lui-même, il est époustouflant, plein de petits détails, d'inventivité, qui donnent véritablement vie à l'univers ; entre végétation luxuriante, étendues désertes menaçantes, rochers aigus, hauteurs grandioses et personnages invraisemblables.
Quant à l'histoire, elle est aussi découpée dans la dentelle, avec une vision qui nous change des univers merveilleux auxquels Tolkien et Lewis, par exemple, nous avaient habitués. La métaphore biblique du récit est, comme nous l'avons vu, à peine dissimulée, mais complètement renversée : J'on n'est pas un héro à proprement parler. Il a beaucoup de chance, ce qui lui permet de se tirer des situations les plus désespérées, et il se dérobe bien trop souvent à sa mission au profit de la gaudriole. Il manque de conviction, et les touches de perversion que les auteurs lui donnent sont souvent ce qui le sort du droit chemin. L'érotisme de la BD est peut-être ce qui fait qu'elle n'a pas le succès qu'elle a pu avoir : à l'ère du #metoo et de protestations diverses et variée pour l'égalité et la fin de l'hypersexualisation, certains éléments de la narration passeraient pour datés, et offensant. Cependant, toujours dans le cadre de la parodie biblique que les auteurs nous proposent, c'est très cohérent : d'une part, le monde dans lequel les personnage évoluent n'est pas un monde vertueux. Tout n'est que guerre, mensonge, luxure, trahison.
D'autre part, s'il est un message qui ressort de la lecture, c'est une sorte d'anticléricalisme, à la fois dans la fiction, et dans la métaphore biblique : ce qui s'approche le plus d'un clergé dans le livre (les vénérables) est corrompu. De la même façon, on nous propose un messie pervertit, et un dieu indifférent, caractériel, dont on dit qu'il a oublié Daar. J'on s'apparente presque à un Archibald de la Cruz (du film de Luis Bunuel La vie criminelle d'Archibald de la Cruz) : il n'est ce qu'il croit être que par une série de concours de circonstances. Un personnage de hasard et de pacotille. Rien à voir par exemple avec la complaisance chrétienne de C.S. Lewis. L'affront va si loin que l'élu est presque plus bienfaisant que le démiurge lui-même : J'on est capable d'accomplir des prodiges et de libérer son peuple par la pitié, la compassion et le pardon, quand le dieu lui-même pourrait le faire, mais ne le fait pas.
L'envie est pressante de vous spoiler la fin du livre, mais je ne le ferai pas, bande de veinards, toujours est-il que tout ce qu'il y avait d'un tant soit peu bien dans le monde de Daar, résidait dans ses êtres les plus insignifiants, et les plus opprimés. Ceux qui avaient si peu que tout aurait pu les faire basculer dans la haine ; ils se sont contentés de s'émanciper, et de pardonner, au nom d'une entité qui ne le méritait pas. C'est un peu comme si Smeagol avait volontairement sauvé la Terre du Milieu chez Tolkien... Comme quoi ça s'est joué à pas grand chose.
À noter également qu'à mon sens, le livre contient également un léger sous-texte vaguement socialiste : il est question d'émanciper les esclaves, les êtres qui n'ont rien que le travail qu'on leur impose, contre des oppresseurs nobles, possédant. À la manière des récits de fantasy qui critiquaient la révolution industriel en opposant les travailleurs plus proches de la terre à des ennemis usant de machine (pensez à la phrase "The old world will burn in the fires of industry", prononcée par Saruman dans Le Seigneur des Anneaux : Les Deux Tours) Plus encore, on fait reposer le sort du monde sur les épaules de ces mêmes masses laborieuses, dont on dit aussi qu'elles avaient un jour le pouvoir sur la terre et que la corruption les a fait perdre ce pouvoir. Bien loin de moi l'idée d'appeler Rosinski et Van Hamme des communistes, mais on ne peut nier que l'interprétation est valide.
Pour finir, l'album dans son ensemble n'as pas du tout mal vieilli, est resté intemporel à plus d'un titre, et mériterait, à l'heure où l'on revient progressivement vers quelques classiques de la fantasy (pensez à Netflix et ça série toute neuve Dark Crystal), qu'on s'y remettre pour maintenir Le Grand Pouvoir du Chninkel dans son statut d'incontournable absolu !