BD
livrepourenfant
Québec
Reprendre une licence culturelle à l’envergure de géant, après la mort de celui qui lui a donné ses titres de noblesses, c’est une tâche au combien difficile. On se lance dans un processus créatif forcément influencé par le statut culte du médium originel. Se pose la question de la liberté que l’on peut prendre avec ce monstre sacré. Où s’arrête l’audace, où commence la profanation ?
C’est avec cette pression sur les épaule que Delaf, auteur Québécois qu’on a pu lire notamment dans la bande-dessinée Les Nombrils, s’est attelé à mettre un nouveau tome dans la bibliothèque de Gaston Lagaffe, laissée inchangée depuis la mort de Franquin. On pourrait oser dire que la tâche est encore plus ardue que pour Astérix, qui a connu un certain turnover après la mort de René Goscinny ; entre les mains d’un Uderzo seul, de Ferri et Conrad, et maintenant de Fabcaro.
Attendu comme redouté, il est venu à nous, ce tome 22 : Le Retour de Lagaffe. Et je me devais d’en parler dans ces pages, parce que même si Gaston est peut-être un peu trop « Yéyé » pour coller à un webzine Metal, c’est sans aucun doute mon héro de bande-dessinée franco-belge préféré, celui qui m’a vraiment accompagné dans mon enfance. C’est le challenger ultime de sa catégorie à mes yeux : bouillonnant de créativité dans l’écriture et le dessin, subtil en toute simplicité, humain et satirique ; Gaston Lagaffe est un trésor. Vous n’apprenez rien, mais ça va mieux en le disant.Cassons le suspense d’entrée : j’ai été assez bluffé par ce Gaston de 2023.
C’est tout d’abord une bande-dessinée très fidèle graphiquement à ce que Franquin a construit. Il serait, je pense, malhonnête de dire le contraire. Delaf a véritablement redonné vie aux personnages de la rédaction Spirou, ainsi qu’au microcosme dans lequel elle gravite. Presque personne n’est oublié.
On n’a d’ailleurs pas changé d’époque malgré le bond dans le temps de la publication : l’action se passe toujours dans cette France où on clope au bureau, où les ordinateurs n’existent pas, où les téléphone sont nécessairement filaires, et où les lecteurs envoient du courrier papier à classer (hélas!).
N’allons pourtant pas croire que "Le Retour de Lagaffe" se complaît dans un passéisme saupoudré de fan-service sauvage : la modernité du récit est visible, certains gags s’inscrivent pleinement dans l’actualité que les a enfanté. Mais ils le font d’une manière qui ne dénature pas l’esprit de Gaston Lagaffe, les valeurs qu’on lui prête, et la personnalité qu’on lui connaît. Delaf a compris son personnage.
Pour l’essentiel, on rit (vraiment, on rit !) et se délecte d’un hommage très bien ficelé donc. Reste les quelques doubles-pages de la fin, qui se lancent dans quelque chose de pour ainsi dire inédit, qui cette fois sera plus controversé : sans rien vous en dire, sur la fin du livre, Delaf se lance dans une continuité narrative de plusieurs pages, élément rare des aventures de Gaston Lagaffe. Je ne dirais pas que cette partie était ma préférée, malgré tout je ne l’ai pas non-plus détestée. À vrai dire, mes goûts en matière de Gaston sont assez modeste : mettez-moi un petit gag avec des appeaux ou des désespoirs de l’agent Longtarin, et je me gondole volontiers. Mais là, c’est l’aventure, on nous sort de notre zone de confort. Cette fin est résolument gonflée, et je pense que le livre ne serait pas tout à fait complet sans cet essai, il complète d’une certaine manière la démarche d’appropriation. On passe du pastiche à la relecture. C’est à saluer, d’autant que ce passage ancre un peu plus le tome dans son temps.
Ainsi, Gaston Lagaffe de Delaf est une excellente lecture. Il me semble qu’il serait difficile d’en faire une suite (mais après tout, on peut se faire surprendre), mais c’est une vraie réussite en tant que one shot, qui a vraiment relevé son défi.